30/12/2010
NICK CAVE - Interview 1987
Je pourrais résumer le tout en disant: Enfin, je l'ai vu! Rencontrer l'un de ses héros, ça fait toujours quelque chose. Mais, finalement, j'ai été plus ému qu'heureux. Car NICK CAVE est un être profondément à la dérive, qui donne l’impression de ne pas savoir comment vivre. Tous les journalistes, et ils sont nombreux, qui ont un jour écrit que NICK se créait un personnage n'ont sûrement jamais traîné leurs guitres dans ses loges ou ses hôtels. Là, ils verraient un homme triste, qui ne sait Jamais très bien où il en est. Et, en fait, cet homme n'a que la musique pour hurler tous ses drames. Oui, je sais, le coup de l'artiste torturé, c'est plus qu'éculé, mais NICK CAVE, c'est ça et rien d'autre. La musique lui permet au moins de survivre et il lui renvoie bien l'ascenseur, en pondant des chefs-d’œuvre. Après les délires psychotiques de BIRTHDAY PARTY, les deux albums solos m'ont frappé comme deux coups de tonnerre. NICK CAVE y apparaît simplement comme l'un des plus grands ECRIVAINS contemporains, TOUTES CATEGORIES CONFONDUES. (Si vous voyez ce que Je veux dire, Bernard Pivot). Il réussit à donner une portée universelle à ses angoisses et obsessions, à torturer l'auditeur-lecteur autant qu’il peut l'être Iui-même, à nous faire plonger là en bas, tout au fond. Tout cela grâce à la distanciation: L’utilisation fréquente de personnages "extérieurs" le plus souvent des bizarres et des paumés du Deep South.
L'humour, malgré tout, n'est pas toujours exclu de l’univers de CAVE, un humour souvent auto-destiné, mais c'est l'humour du désespoir, quand il n'y a plus rien à faire d'autre que de rire.
Le cadre musical créé par les BAD SEEDS ne fait qu’inquiéter plus encore: Le blues le plus traditionnel peut basculer dans l'atonalité d'une seconde à l'autre, les notes de la guitare de BUXA BARGELD (Leader d'autre part du groupe allemand destructeur EINSTURZENDE NEUBAUTEN) sortent par-ci par-là, sans qu'on s'y attende. La basse et la batterie sont, et c'est plus que rare, utilisées comme de vrais instruments qui ne se contentent pas de rythmer, mais créent aussi les climats, expérimentent. Et là-dessus, NICK est capable de moduler sa voix à souhait, du mélancolique à l'effrayant en passant par le comique et le crooner.
Sur scène, évidemment, NICK CAVE et ses BAD SEEDS sont une expérience qu'il faut avoir vue au moins une fois: Ce sont des concerts d'une très forte Intensité émotionnelle (surtout) et physique. NICK et BUXA particulièrement sont des grands showmen (Rien de péjoratif là-dedans), NICK dans le genre "je finis vidé", BUXA dans le genre minimallste-froid. Et tout le groupe refuse en tout cas de rentrer dans le cadre traditionnel d'un concert de rock: Ils n'hésitent pas par exemple à s'arrêter deux minutes entre chaque chanson au risque d'essuyer des dizaines de sifflets. Mais personne dans le public du Bataclan (Même ma baby qui était vraiment venue là histoire de m'accompagner) n'est resté insensible et n'a été impressionné à un moment ou à un autre Allez, c'est vrai, NICK CAVE mérite VRAIMENT d'être un de mes héros.
Pourquoi as-tu ressenti le besoin d'un changement aussi marqué entre BIRTHDAY PARTY et ton premier Lp solo?
BIRTHDAY PARTY faisait des choses qui ne m'Intéressaient plus. On en était arrivé à un point où la musique de BIRTHDAY PARTY tendait à devenir une formule. Chaque membre du groupe n'avait en fait plus beaucoup de contrôle véritable sur la direction que l'on prenait, car BIRTHDAY PARTY était un phénomène: La musique semblait se créer elle-même, et toujours la même, c'est pourquoi il était presque Impossible de pouvoir faire quelque chose de différent A L'INTERIEUR de ce groupe. D'où le split, qui m'a permis de faire cette musique différente dont j'avais envie.
Comment as-tu fait ton choix de musiciens pour former les BAD SEEDS?
J'ai simplement fait appel aux gens les meilleurs que je connaissais dans chaque spécialité. Après le premier album des BAD SEEDS, ça ne m'intéressait plus de travailler avec le guitariste HUGO RACE. Nous avons depuis trouvé un très bon musicien à la batterie, THOMAS VIGUY, Il y remplace MICK HARVEY, ce qui permet à celui-ci d'utiliser ses nombreux talents (Guitare, piano).
Penses-tu que vous êtes vraiment un groupe ou considères-tu les BAD SEEDS comme ton "support band"?
Je crois que nous sommes un groupe, je n'aime pas trop la notion de "support group" en soi. Pour l'écriture des albums, les idées viennent de tous les membres du groupe. Toutefois, je ne dirais tout de même pas que nous sommes un groupe démocratique. A la fin, c'est moi qui décide, qui dis si je suis d'accord ou non sur la tournure des choses. C'est sur que le groupe, à la base, c'est ce que je veux faire, je suis le leader. Mais nous avons tous des idées similaires, Il n'y a pas beaucoup de crises à l’intérieur du groupe.
Quelle était ton idée de "Firstborn is dead" avant de le faire?
Je n'ai jamais de concept établi. Je me dis juste: "Je vais enregistrer un autre album". Beaucoup de critiques ont dit que c'était un album de blues. Mais tout amateur réel de blues rira en entendant ça. Je dirais plutôt qu'il contient des éléments de blues. C'est exactement la même chose pour TOM WAITS par exemple, dont j'aime d’ailleurs la musique.("Swordfishtrombones" notamment), mais en réalité Il y a seulement des trucs qui proviennent du blues, et pas plus, dans ses disques.
Qu'aimes-tu dans le blues?
Cela fait très longtemps en fait que je suis intéressé par le blues, le sud des Etats-Unis. Il me parait évident d'aimer le blues: Ces gens jouent de la musique à l'état brut, écrivent des paroles très spontanées. A vrai dire je n'aime pas tout le blues en bloc. J'aime surtout JOHNNY LEE HOOKER, qui est l'une de mes Idoles. Il est incroyable partout: Son jeu de guitare, ses phrasés, sa voix, ses paroles.
J'ai trouvé moins d'humour dans le deuxième Lp que dans le premier. Pourquoi?
Je crois qu'il y a un sens de l'ironie et un humour assez forts dans tous les disques que j'ai fait. Je pense qu'un écrivain doit pouvoir faire preuve d'humour. Mais c'est vrai qu’il y en a moins dans le 2ème album. Pour "Firstborn is dead", je me suis concentré sur d'autres facettes, je me suis impliqué dedans et l'élément "humour" est un petit peu trop sorti de mon esprit. L'album est donc peut-être trop "sec". Il faut dire que quand un auteur revient sans cesse sur les mêmes thèmes, comme je le fais, il en vient à oublier ce qui l'a amené, au début, à écrire sur ce thème et il en arrive à trop se prendre au sérieux. Il "oublie" d'avoir de l'esprit. C'est certainement ce qui m'est arrivé. Ce qui n’empêche pas que le 2ème Lp soit un album à mes yeux moins "torturé" que le 1er.
Les disques reflètent-ils tes humeurs, ton moral au moment ou tu les fais?
Oui, dans une certaine mesure. Parce que beaucoup de chansons sont écrites directement dans le studio.
Es-tu plus satisfait du 2ème ou du 1er album des BAD SEEDS?
Je suis plus content du premier. Mais c'est une réaction habituelle chez moi, je suis plus éloigné du 1er, alors que le 2ème est encore récent, que je dois en parler à des tas de gens sans arrêt. Il n'est pas possible de prévoir Ies choses à l'avance, ce que va être finalement le disque. On ne se dit pas: "On va faire un disque plus doux" ou "moins intense" ou "plus commercial". Vous enregistrez simplement les chansons, vous les accordez les unes aux autres, et c'est comme cela qu'un disque se façonne et se finit. Et pour le 2ème Lp, on en est arrivé, de cette façon, à un résultat que certains ont appelé un compromis, je dirais plutôt que c'est un album "modéré". On aurait pu faire mieux mais, au niveau commercial, ce n'est vraiment pas le genre d'album qui passe à la radio. De toutes manières, je n'ai jamais eu de plan de carrière, d'espoir de gagner plein de fric avec ma musique, et ce n'est pas parce que je vieillis que je vais changer d'état d'esprit. Ce qui a une influence sur un disque, pour nous, c'est le disque précédent qu'on a fait. Nous pensons, au fond de notre esprit, que nous venons de faire un certain type de disque et qu'il faut essayer d'enregistrer un disque différant maintenant. C'est cette Influence "négative" qui est à la base de notre travail, cette tentative de "rectifier" la situation du dernier disque.
BIRTHDAY PARTY était en grande partie un groupe "Live". Je dirais presque que c'est l'inverse pour les BAD SEEDS?
C'est à vrai dire une situation à deux niveaux. D'un coté, il y a le public attendant certaines choses de moi, les choses que je faisais "live" avec B.P.(Une folie continuelle). D'un autre coté, les chansons des BAD SEEDS sont plutôt introverties, moins ouvertement agressives, parlant de malaises, d'angoisses intérieures. Et Il n'est pas aisé de transmettre ce genre de choses vers l'extérieur. Les chansons des BAD SEEDS ne peuvent pas être jouées de façon très directe, l'approche dont elles ont besoin sur scène est une approche personnelle, privée. Cela pose donc problème et les concerts des BAD SEEDS sont souvent difficiles pour moi. On arrive un peu à compenser cela en improvisant pas mal autour du cadre originel des chansons, en ne rejouant pas uniquement la version de l'album; c'est dans cette situation que j'aime un concert. Malheureusement cela ne peut arriver que quand tout le monde dans le groupe est de bonne humeur, a envie de vraiment "faire" quelque chose, de s'amuser et pas simplement de jouer un autre concert. De toutes façons, un tel état d'esprit est la seule façon d'avoir un concert réussi.
Comment as-tu choisi les reprises que tu fais avec les BAD SEEDS?
Il y a eu plusieurs cas de figure. Pour "Avalanche", c'est que j'avais toujours voulu reprendre une chanson de LEONARD COHEN, car c'est un artiste que peu de gens s'essayent à reprendre, ses chansons étant si personnelles. De plus, Je me réjouissais à l'idée de choquer, en osant reprendre une chanson-monument. Cela a irrité beaucoup de puristes. De même pour le classique de BOB DYLAN, "In the ghetto" était simplement l'une de mes chansons préférées. Je voulais faire une chanson de fin de carrière d'ELVIS PRESLEY. Le prochain album (Peut-être un double) comprendra uniquement des reprises. Je ne sais pas encore quelles chansons je vais choisir, un tel projet est très difficile à organiser. Il y aura peut-être "Something", la chanson des BEATLES écrite par GEORGIE HARRISON. C'est une mauvaise chanson, mais je crois qu'il est possible de l'améliorer. Je disais que cela allait être difficile pour cette raison: il faudra convaincre le groupe. Ils devront avoir une confiance totale en moi. Parce que, c'est vrai, le choix des chansons viendra uniquement de moi et certaines chansons seront mauvaises ou moyennes. Simplement, dans ma tête, je saurai comment les refaire. Je crois que la valeur d'une chanson dépend grandement de son interprétation, la voix comme les musiciens: "Something", par exemple, peut paraître mauvaise quand elle est enregistrée par un groupe horrible comme les BEATLES, parce qu'ils ne Ia jouent pas de la façon dont elle doit être jouée, mais bien meilleure faite par quelqu'un d'autre. J'ai l'idée d'une version assez agitée, hantante, de cette chanson, ce qui n'a jamais été fait même si elle a souvent été reprise. "Wanted man", la chanson de BOB DYLAN qu'on a reprIse, n'avait également jamais été bien mise en valeur. J'aime beaucoup JOHNNY CASH, mais sa version est un peu trop "mignonne", gentillette. Notre version est franchement bien meilleure. En fait, cinq vers seulement sont de BOB DYLAN, les autres sont de moi et j'ai changé des passages de BOB DYLAN qui étalent mal écrits. Mais Warner n'a pas voulu que mes paroles soient écrites sur le disque, ils n'ont autorisé que l'inscription "écrit par Bob Dylan". Ils se réservent l'exclusivité. Donc, tout le copyright ira à DYLAN, rien à moi, même si j'ai écrit les trois quarts. Des tas de gens ont fait aussi des versions de "Hey Joe", mais j'en ai jamais entendu une seule de bonne, à part peut-être celle de PATTI SMITH. Je pense que cela peut être fait. Nous l'avons joué en répétition d'une façon très dépouillée, ce qui lui a donné un coté très étrange: Je crois que c'est l'approche qu'il lui faut.
Tu me parlais tout à l'heure de PRESLEY fin de carrière, il semble te fasciner...
Oui, sur scène particulièrement: Il y avait beaucoup d'émotion, il avait l'air d'avoir mal. Tout cela n'existait pas au début de sa carrière. L'impression est d'être devant deux hommes différents. Simplement parce que la situation n'était pas la même, sa vie étant devenue horrible sur la fin. Il continuait Quand même, mais ses problèmes, sa tristesse se voyaient, alors que dans les 50's il donnait l'impression de l'homme tout à fait satisfait de lui-même.
Pourquoi as-tu abandonné le "Post punk" au sens large du terme?
Je suis très heureux que tu le penses. Mais ça n'a pas été une évolution délibérée, réfléchie,"oublions le post-punk". Nous sommes simplement alIés de l'avant, nous avons été vers les choses qui nous intéressaient, en suivant nos goûts, fait ce que nous voulions faire. Cela a donc été une évolution naturelle en ce sens.
Il me semble que tu cherches à t'éloigner le plus possible de l'Angleterre.
Je ne pense pas que l'Angleterre ait le droit de s'arroger plus d'importance en matière de musique que les autres pays. La seule différence avec les autres, c'est qu'il y existe trois très gros journaux de rock, et ce sont eux justement qui propagent l'idée fausse qu'il se passe beaucoup de choses en Angleterre. En fait, rien ne s'est plus passé de vraiment important en Angleterre depuis les années du punk. Depuis, la scène musicale ne fait que mourir à petit feu.
Puisqu'on y est, dis-moi ce que tu penses de tes rapports avec la presse rock anglaise?
Dans la vie en général, je sens que j'acquiers de "l'expérience" et qu'en corollaire j'ai une attitude de plus en plus cynique vis à vis des choses. Et le comportement de ces journaux à mon égard y a contribué. Pendant des années, ils nous ont littéralement adorés, portés aux cieux. Et soudain, du jour au lendemain, ils se sont complètement retournés contre nous. Je connaissais ce genre de retournement (Au sens "Tiens, ce groupe ça fait mode de le soutenir" et puis, ensuite "Oh ben non, ça ne fait plus mode"), mais cela m'a vraiment énervé de voir que c'était une formule régulière: "C'est super, c'est super" et tout à coup, cela ne l'est plus du tout. Cela a été une grande claque dans la gueule pour moi, mais, au moins maintenant, je n'ai plus rien à faire de ce qu'on pense de moi ou de ce qu'on écrit sur moi, ce qui me permet de faire tout ce que j'ai envie de faire, l'esprit libre, alors qu'avant je pensais trop aux réactions de la critique (Et du public en fait) et elles m'importaient. Ca ne me fait vraiment rien si tout le monde pense que nous sommes un groupe qui ne fait que de la merde. Je crois que, pour résumer, la presse rock anglaise ne pense que par le mot "mode", est très prétentieuse, ce qui la rend complètement inintéressante.
Comment écris-tu tes paroles?
J'ai une approche assez littéraire. J'essaye d'écrire beaucoup de mes chansons comme des nouvelles. Je pense que la meilleure façon pour que des images et des émotions "passent", aient un Impact, est de les placer dans des situations narratives. Cela permet aux gens de "voir" ce dont je parle et peut-être de les toucher.
J'ai lu que tu écrivais un roman sur le Sud, encore, en tout ce qu'il a d'inquiétant. Qu'est-ce qui t'y a poussé?
Je crois que l'écriture dans le cadre d'une chanson est limitée, alors que le roman n'a justement pas vraiment de cadre. En écrivant ce roman, j'ai donc trouvé une nouvelle liberté pour formuler tout ce que j'ai envie de dire, que je n'avais jamais eu dans l'écriture de paroles. J'ai en fait l'impression que le roman est un médium ou je m'exprime beaucoup mieux que le rock.
Qui est ton écrivain favori?
Herman Melville pour son côté visionnaire.
Cela ne m'étonne pas trop. Tes paroles sont-elles mêmes teintées de prophéties, de fin du monde. Ton attitude vis à vis de la religion a l'ai assez ambiguë.
Je ne crois en aucune religion en particulier. Mais je ne suis pas athée par contre. J'ai un sentiment assez confus de ce que peut être Dieu. Je ne sais pas si l'humanité sera sauvée un jour. Mais je suis sur que le jugement, la punition existent: Ce que nous faisons dans cette vie, nous devrons le payer dans notre prochaine vie. Il me parait impossible que ceux qui font le mal dans leur vie puissent s'en tirer sans que rien ne leur arrive. En sens inverse, on peut être récompensé aussi d'ailleurs. J'aurais peur moi-même d'être un "homme du mal" dans la vie, car je sais que j'en serais puni après. En fait, à ce que je lis, les gens ont une vision très mauvaise et fausse de moi, de ce que je pense. On me prend presque pour l'incarnation du mal. J'ai lu que je faisais de la magie noire. Tout cela est ridicule, les gens n'essaient pas de voir au delà de l'apparence, de mon "image".