09/12/2013
KING CRIMSON - Interview 1970 - Rock & Folk Magazine
Poseïdon, dieu des poissons.
Ils ont l'air terriblement jeunes, et pas malheureux de vivre. Robert Fripp ressemble à son nom, petit nez en trompette, petites lunettes rondes et grands cheveux frisés.
Noël Redding en bonne santé. Un journaliste anglais a écrit de lui qu'il ne parlait presque pas, qu'il ne prononçait que les mots essentiels d'une phrase, oubliant conjonctions, pronoms et tout le bazar. On est donc en droit d'être surpris de sa volubilité et de lui demander ce qu'il en est. Il relève la tête en riant, et le soleil fait étinceler ses lunettes de petite vieille. «Ça dépend de l'heure! Ce mec m'a pris au saut du lit, et j'étais encore dans les vapes pendant l'interview. Voilà comment on se fait une fausse idée d'un personnage».
La tête penchée sur l'épaule, l'air d'avoir seize ans, Peter Sinfield (Words and illumination) écoute en souriant, un verre de beaujolais au poing. « Bien sûr, que je fais partie du groupe. Je suis plus qu'un parolier qui travaille pour eux, je suis avec eux, comme eux.» C'est une notion assez nouvelle dans la pop music que cette apparition des paroliers non-musiciens mais néanmoins partie intégrante des groupes. Procol Harum fut sans doute le premier à employer cette méthode, d'autres ont suivi, dont King Crimson est le meilleur exemple.
« Si les musiciens s'estiment incapables d'écrire les mots qui collent à leur musique, ce n'est pas, je trouve, une bonne solution que d'aller demander ces mots à une personne extérieure, qui sera très habile, peut-être, mais totalement indifférente aux préoccupations des individus qui forment le groupe. Dans mon cas, je m'entends à merveille avec Bobby, je comprends sa musique comme il comprend mes paroles, il s'ensuit donc une série d'inter-influences qui font que ce que nous faisons ensemble paraît - et est. en fait - le fruit d'un seul esprit.» Peter Sinfield sourit, il sourit toujours et fait la preuve que les hommes ne ressemblent pas toujours à leur œuvre (ou l'inverse): On a peine à croire que cet adolescent au visage doux soit l'auteur des poèmes déchirés et macabres tels que «21st century schizoid man» ou « Epitaph» (« Upon the instruments of death/ The sunlight brightly gleams/ When every man is torn apart/ With nightmares and with dreams »), l'homme sans lequel les climats fantastiques, terrifiants parfois, créés par King Crimson ne seraient pas. Même décalage entre le bonheur de respirer la lumière de Peter Sinfield et ses mots horriblement griffus, qu'entre les mains épaisses de Gary Brooker et la délicatesse immense des notes qu'il détache de son piano.
« Notre musique est une musique des villes, déclare Robert Fripp. Nous nous en sommes bien aperçus en Amérique lors de notre première tournée: L'accueil fut beaucoup plus enthousiaste sur la côte Est qu'à San Francisco ou à Los Angeles. Oui, nous jouions les morceaux du disque. Alors, imagine «21st century» au Whisky - A - Go - Go de Los Angeles, une boite où les gens viennent pour danser! Le bide. Par contre, à New York, ce fut magnifique. Sans doute les habitants des grandes cités retrouvent-ils dans notre musique quelque chose qui leur est familier, peut-être leur vie de tous les jours. C'est bien l’Amérique, mais tellement bien organisé que cela devient trop!». Fripp ouvre une vieille tabatière en cuivre offerte au roi d'Angleterre par des soldats de la Grande Guerre ou à des soldats par le roi, je ne m'en souviens plus) et nous offre quelques cigarettes.
Il faut bien parler. maintenant de ce que sera King Crimson dans l'avenir, puisque deux de ses membres (et non les moindres: le pianiste /saxophoniste lan McDonald et le batteur Michael Giles) sont partis vivre leur vie ailleurs. Derrière les petites lunettes, les yeux de Fripp disent: « Nous y voilà. Tu as mis le temps à y venir gros rusé.» Il semble que la situation ne soit pas encore tout à fait éclaircie de ce côté, que les «survivantss» du groupe n'aient pas encore - cela ne saurait tarder, cependant, car le temps presse - tout à fait fixé leur choix. Il faut dire que la situation est délicate: Après la merveilleuse réussite musicale et commerciale que fut leur premier disque, les membres de King Crimson ne peuvent se permettre de faire moins bien. Ils ont obtenu, de façon assez inespérée (Car leur musique n'est pas simple), une formidable réputation, mais sont assez lucides pour comprendre que les réputations... Voir Procol Harum. Robert Fripp, cependant, donne un début d'indication: «Tu connais un groupe nommé Webb? Ils ont un très bon batteur...». Peter Sinfield intervient: «Ils avaient.» Vu? Pour ce qui est de remplacer lan McDonald, l'une des pièces maîtresses de King Crimson on avait parlé de Keith Tippett, qui participe à l'enregistrement du prochain album du groupe (« In the wake of Poseidon »). Robert Fripp reste dans le vague. Tout ce qu'il dit, c'est que Keith Tippett et son groupe accompagnent pour le moment Julie Driscoll, mais qu'ils n'ont aucune envie de rester un backing-group. On parle aussi de deux mellotrons. On parle de beaucoup de choses. De cette formidable série de breaks dans «21st century» et des réflexions de beaucoup de musiciens prétendant que cette vitesse d'exécution ne pouvait être obtenue qu'en coupant net les bandes magnétiques. «Faux, répond calmement Fripp. Nous avons joué comme ça, sans le moindre trucage. La preuve, c'est que maintenant sur scène, nous jouons ces breaks deux fois plus vite.»
A la question de savoir ce que serait leur prochain disque, les hommes de King Crimson, tout comme ceux de Procol Harum quelques jours plus tôt, ont répondu: «différent». Ils disent tous ça. Mais, se dévoue Sinfield «On peut expliquer pourquoi ça s'appellera "The wake of Poseidon". Poseidon est l'équivalent grec de Neptune... » Et ainsi de suite, jusqu'à la fin de la bouteille.